Quelle Europe ?
Débat organisé le 15 octobre 1992 entre
Jean François Poncet, Philippe Herzog,
Lionel Jospin et Edgard Pisani
Compte-rendu réalisé par Gilles Moinot
EDGARD PISANI - Si vous en êtes d'accord, je suggère que nous commencions cette rencontre en exposant chacun quelques questions ou réflexions liminaires et que nous organisions ensuite notre discussion autour des trois thèmes suivants : l'Europe dans la nouvelle donne mondiale, la nature de l'Europe qui se construit aujourd'hui et la place de la France dans l'aventure européenne. Ainsi, pour examiner la pertinence de la construction communautaire, nous partirions de l'analyse de l'état du monde plutôt que de la problématique française, puis, dans un dernier temps, nous nous efforcerions de définir les éléments qui permettraient à la France de mener une politique cohérente avec cette construction et d'y défendre ses intérêts. Cette approche n'est évidemment pas neutre et reflète l'idée que la logique de la construction européenne ne doit pas être recherchée dans l'évolution interne d'une France qui aurait cessé de se suffire à elle-même, mais bien dans la volonté de trouver une réponse commune aux profonds changements intervenus sur la scène internationale depuis plusieurs décennies : bouleversements militaires et stratégiques - la paix, la paix, la paix ! -, puissance croissante des Etats-Unis, nécessité de créer un grand marché... Le schéma de discussion que je vous propose s'efforce ainsi de retracer la genèse de l'idée européenne, car à mon sens, c'est à partir de l'évolution générale du monde telle qu'elle a été constatée depuis trente ans que s'est progressivement construite l'idée d'une communauté et qu'a pu s'en élaborer la réalité. Il correspond bien sûr à ma conviction profonde et en outre, je le crois pédagogiquement très fort.
En tant que citoyens, nous pouvons dire que la France nous suffit. Elle constitue en effet un ensemble politique, social et culturel dont il est certes souhaitable qu'il s'ouvre au monde, mais dont l'équilibre et la signification propres répondent globalement à notre attente, cela d'autant plus que le lien entre individu et pays y est sans doute l'un des plus forts au monde et que l'assimilation entre Etat, nation, patrie, territoire et langue y a atteint une sorte de perfection. Toutefois, face aux bouleversements mondiaux qui se sont produits depuis la dernière guerre, il est apparu que l'enfermement dans une solitude nationale ne nous permettait pas de rester à l'abri des dangers. C'est ainsi qu'est née l'idée de l'Europe et qu'elle a été progressivement développée; à la fois pour prévenir les risques de conflit parmi les peuples européens occidentaux, pour faire face à la menace que représentait l'URSS et pour s'opposer à l'hégémonie économique américaine.
Dès lors, la question qui se pose à l'échelle d'un petit continent comme le nôtre est de savoir quel type de communauté créer : doit-on se contenter d'une simple zone de libre-échange, ou bien convient-il aller beaucoup plus loin et de constituer un para ou néo-Etat, doté d'une véritable capacité d'action dans les domaines économique, politique, diplomatique et militaire, c'est-à-dire pouvant jouer sur une combinatoire d'éléments qui lui permette de traiter avec les Etats-Unis, la Russie ou le Japon ? La réponse à cette question exige naturellement que nous nous interrogions sur la nature des problèmes qu'il nous faudra affronter, de façon à pouvoir définir la nature de l'entité que nous sommes en train de mettre en place.
Enfin, compte tenu des contraintes qui nous sont imposées tant au niveau international que par la construction européenne, reste à préciser ce que nous entendons sauvegarder de l'identité française, ce que signifie pour nous d'être Français face au monde et dans l'Europe.
JEAN FRANCOIS-PONCET - Permettez-moi un simple codicille historique, car lorsque vous dites que l'Europe est une réponse aux défis d'un monde extérieur en rapide changement, je crois que vous ne faites pas suffisamment justice aux différentes étapes de la construction européenne. Il faut en effet se rappeler que celle-ci est née d'une certaine vision des relations franco-allemandes et que c'est là véritablement son point d'origine.
EDGARD PISANI - C'est ce que j'indiquais en faisant référence à la paix.
JEAN FRANCOIS-PONCET - Vous avez également parlé de résistance à l'hégémonie économique américaine, mais on ne saurait oublier qu'au départ, ce sont les Etats-Unis qui nous ont mis sur la voie de l'Europe - nous y ont contraints presque -, même s'ils ont par la suite freiné des deux pieds, comme nous le voyons encore aujourd'hui. C'est d'ailleurs très progressivement, au moment où l'on a fait le Marché commun, qu'est née l'idée selon laquelle aucun pays européen ne pourrait, seul, se montrer à la hauteur des défis internationaux, notamment en matière économique.
En fait, il m'apparaît que l'histoire de l'Europe est jalonnée de défis successifs, différents, qui se sont en quelque sorte enrichis l'un l'autre et dont aucun n'a encore complètement disparu : en les considérant comme un tout, je crois que vous allez un peu vite en besogne... Pour moi, le vrai problème est maintenant de savoir si la chute du rideau de fer et la disparition de la guerre froide ont ou non profondément modifié la problématique telle qu'elle était posée jusqu'ici : les réponses apportées aux défis d'hier sont-elles toujours adaptées à ceux d'aujourd'hui ?
PHILIPPE HERZOG - Outre sa valeur pédagogique évidente, la démarche consistant à partir du niveau mondial pour camper le défi européen me semble toucher à l'essentiel. Du fait de la crise du "système économique monde" et de la mutation technologique et informationnelle à laquelle nous assistons aujourd'hui, nous nous trouvons en effet confrontés à un ensemble de facteurs nouveaux qui viennent chahuter à la fois les identités et les marchés. Face à une situation très différente de celle qui prévalait après la Libération, on peut faire l'hypothèse qu'une tentative de réponse consiste en l'organisation du monde par grandes zones, mais il convient alors de se demander pourquoi l'Europe aurait vocation à devenir l'une de ces zones et en quoi elle se différencierait des autres.
LIONEL JOSPIN - Comme cela a été dit, la construction de l'Europe a eu deux moteurs initiaux : d'abord une profonde volonté de réconciliation, en particulier entre la France et l'Allemagne, après qu'eurent été tirées les leçons de deux guerres civiles européennes ; ensuite la peur du communisme, au moins sous la forme étatique et stalinienne qui a prévalu en URSS et dans les pays de l'Est. Aujourd'hui toutefois, ces deux moteurs sont éteints. En effet, même si certains ont cru bon, au cours de la campagne référendaire, d'invoquer le démon allemand ou de broder sur certaines divergences à propos de la Yougoslavie, la réconciliation peut être considérée comme acquise, le caractère démocratique des régimes de nos différents pays en constituant le meilleur garant. De même, la peur du communisme n'a plus de raison d'être, sachant que d'autres craintes peuvent bien sûr venir s'y substituer. La question est donc à présent de voir sur quels éléments nouveaux peut se fonder la dynamique européenne. Il y a, certes, la volonté de s'unir pour constituer une force économique plus grande - à cet égard, l'idée d'organisation zonale me paraît intéressante à approfondir -, mais cette volonté n'est pas nouvelle . dans le processus de construction européenne et en outre, contrairement à ce que l'on pouvait attendre, elle n'a pas conduit l'Europe à se différencier nettement par rapport à ses principaux concurrents. Sur ce point d'ailleurs, Jean François-Poncet a eu raison de souligner que lorsque les Etats-Unis nous ont mis sur la voie de l'Europe, c'était pour éviter de traîner un boulet et par peur de l'URSS, certainement pas pour se créer un nouveau concurrent !
EDGARD PISANI - Sans doute, mais il me semble néanmoins que parmi les éléments qui ont été à l'origine de la construction de l'Europe, il y a eu la volonté de créer un marché d'une dimension telle que puissent naître des entreprises de taille européenne, capables de résister à la concurrence américaine.
JEAN FRANCOIS-PONCET - Cette volonté était en effet claire lors de la négociation du traité de Rome et de la création du Marché commun, en 1957, mais n'oublions pas que l'Europe était née depuis sept ans, au cours desquels il s'est passé quand même quelques événements importants - je pense à la CECA ou à la CED par exemple. Quant aux Américains, si leur discours est toujours resté pro-européen, leur attitude a progressivement évolué dans les faits, notamment lors de la mise en place de la PAC qu'ils ont acceptée avec le deal fait au GATT, mais dont ils ont bien perçu le danger. Si je me permets ces quelques retours en arrière, c'est que l'évolution du monde ne me paraît pas pouvoir être considérée comme un "paquet" unique : le monde d'aujourd'hui n'est ni celui d'hier ni celui d'avant-hier, et le seul véritable problème posé à propos de Maastricht est de savoir si l'Europe que nous avions imaginée jusqu'ici est dépassée ou si elle ne l'est pas.
LIONEL JOSPIN - Je ne crois pas que la nécessité de la construction européenne soit aujourd'hui dépassée, au contraire. Je dirais plutôt que ce sont les défis auxquels nous avons à faire face qui sont différents.
Tout d'abord, il me semble que nous n'avons plus besoin des Etats-Unis comme protecteurs. Peut-être est-ce là une vision un peu imprudente des choses : la guerre du Golfe a montré que chacun pouvait avoir une conception plus ou moins extensive des menaces pesant sur les intérêts vitaux de la France ; en outre, d'autres conflits sont susceptibles d'éclater plus près de nous, qui m'amèneraient à tempérer mon propos. J'estime cependant que dans un monde qui n'est plus dualiste et où la perspective d'une confrontation stratégique s'est éloignée, la protection américaine telle qu'elle a été conçue jusqu'ici n'est plus indispensable et doit être réactualisée, les Etats-Unis restant bien sûr nos amis et nos alliés.
Il convient donc que l'Europe se montre moins défensive et d'autant plus audacieuse dans ses rapports avec les Américains que ceux-ci sont tentés de jouer le rôle de la seule superpuissance mondiale. Sans doute n'en ont-ils pas les moyens matériels, puisque leur économie est moins efficace et moins productive que d'autres, ni la capacité morale, dans la mesure où leur système politique est en crise - mais sur ce point on ne peut pas dire que nous-mêmes soyons vraiment épargnés... Reste que nous ne saurions les laisser dans l'illusion et qu'il nous appartient de les amener à une vision plus réaliste, plus modeste et plus égalitaire de leurs rapports avec les autres nations ou zones.
En second lieu, l'Europe se trouve désormais confrontée à des problèmes surgissant dans son propre espace, ce qui n'était pas le cas jusque-là dans la CEE. Les pays de l'est européen sortent en effet du communisme dans une situation de désastre historique : catastrophe économique, situation écologique et environnementale tragique, du moins dans certaines régions, perte totale de repères, difficultés extrêmes à faire vivre la démocratie... A cet égard, il est d'ailleurs extraordinaire de penser que malgré la marque que la Révolution d'octobre a pu imprimer dans l'histoire et dans nos consciences, quelles qu'aient été nos opinions, le communisme ne va laisser aucune trace en tant qu'expérience économique, sociale et culturelle - je ne parle pas ici de la Chine, où il n'apparaît plus comme un modèle de référence mais simplement comme un mode d'exercice dictatorial du pouvoir. Même à travers la Restauration, il est toujours resté un socle de la Révolution française, alors qu'il ne restera rien du communisme, dont la catastrophe s'apparente à celle du fascisme - je ne cherche évidemment pas à trouver un quelconque signe "égal" entre les deux systèmes. Le vide ainsi créé a provoqué, au sein même de l'Europe, l'apparition de nouveaux problèmes qu'il nous faudra bien nous attacher à résoudre, en dehors même de la question de l'extension géographique de la Communauté.
Enfin, je crois que l'on ne saurait réfléchir à l'avenir de la construction européenne sans s'interroger sur le modèle de référence : on ne peut se contenter d'une simple juxtaposition de zones - l'ALENA, l'Union... -, en évacuant la question de leur contenu. La difficulté est ici d'autant plus grande que la Communauté a pris une dimension économique croissante au moment même où l'économie fonctionnait de plus en plus mal. Il ne faut donc plus nous laisser enfermer dans cette vision des choses, de façon à rendre toute leur place au problème de la sécurité et surtout au politique, qui doit être un des champs nouveaux de l'identité européenne.
JEAN FRANCOIS-PONCET - Avant de reprendre la question de la construction européenne dans le nouveau contexte mondial d'après-guerre froide, je voudrais faire une remarque de vocabulaire et souligner que les termes Europe et Communauté recouvrent des réalités différentes, qu'il nous faut bien distinguer. C'est en effet de la seconde que nous parlons ici, de l'Europe organisée des Douze dont la nécessité a été remise en cause dans les esprits par le démantèlement du rideau de fer. De fait, la Communauté ayant été souvent présentée comme la fille de Staline, et ce non sans raison d'ailleurs, il est apparu à certains qu'elle n'avait plus de raison d'être dès lors que la guerre froide prenait fin. Mais c'est surtout la réunification allemande qui est venue bouleverser la donne, car elle a semblé menacer un principe non écrit, certes, mais qui n'en est pas moins au cœur de la Communauté : celui de la parité franco-allemande, résultante d'une équation tacite entre la suprématie économique de l'Allemagne et la majorité politique que la France tire de son siège au Conseil de sécurité ou de sa force de frappe.
L'Allemagne réunifiée allait-elle continuer à accepter les contraintes de l'Europe communautaire alors que la situation de son économie, sa position géographique et son rayonnement en Europe centrale l'autorisaient à tenter de jouer le jeu du plus fort ? Ses partenaires dans la CEE allaient-ils, eux, continuer à accepter de faire lit commun avec un demi-éléphant ? A ces deux questions, le traité de Maastricht apporte une réponse et c'est sans doute là ce qui fait toute son importance, car l'intérêt du texte tient moins à son contenu qu'au moment où il intervient pour, en quelque sorte, refonder la Communauté dans l'ère de l'après-guerre froide. Le tout est évidemment de savoir si cette refondation est ou non justifiée, au regard de la situation européenne bien sûr, mais aussi dans le contexte mondial.
Voyons d'abord la situation européenne. Pendant toute la guerre froide, l'OTAN a constitué l'organisme central de l'Europe occidentale, dans la mesure où la préoccupation principale était la sécurité. Durant cette période, la Communauté est ainsi apparue comme l'annexe économique de l'OTAN et si elle a parfois manifesté certaines velléités d'ordre politique, notamment dans le souci de rééquilibrer ses rapports avec les Etats-Unis, celles-ci n'ont jamais abouti à modifier sensiblement les réalités. N'oublions pas, en outre, l'existence à l'Est du pacte de Varsovie, ni l'instauration de la CSCE par les accords d'Helsinki pour chapeauter l'ensemble : dans une telle Europe, la Communauté ne pouvait être considérée que comme un élément du dispositif occidental.
La situation est profondément différente aujourd'hui, dans la mesure où l'OTAN cherche sa voie, sinon sa raison d'être. Car si cette organisation reste le garant de dernier ressort de la sécurité européenne, le veilleur de nuit nucléaire de l'Europe, elle ne semble plus adaptée pour intervenir dans les crises qui menacent la stabilité de notre continent, comme en témoigne suffisamment l'exemple yougoslave : on imagine mal les GI américains s'engager dans des conflits ethniques d'un autre âge, à moins que ceux-ci n'en viennent à mettre en péril la sécurité du monde. Les choses se sont donc inversées, la Communauté devenant progressivement le pôle de la construction européenne et l'OTAN son annexe. Certes, la réalité n'est sans doute pas encore aussi claire et ce n'est probablement pas ainsi, en tout cas, que la voient les Etats-Unis, mais pourtant tel est bien le nouvel équilibre vers lequel nous nous orientons. A cet égard, les relations tissées entre la Communauté et les pays de l'est européen sont très significatives : c'est à la Communauté que ces pays veulent adhérer, c'est elle qui fournit 80 % de l'aide qu'ils reçoivent, c'est sur son marché qu'ils souhaitent écouler leurs produits, c'est d'elle enfin qu'ils espèrent la sécurité, la prospérité et la démocratie. Saurons-nous répondre à cette attente ? Ce n'est pas évident, mais il est sûr en revanche que pour ces pays, tous favorables d'ailleurs à la ratification du traité de Maastricht, la Communauté représente le modèle du nationalisme surmonté, une formule institutionnelle inédite combinant l'affirmation de l'existence des nations et de leur capacité à la dépasser.
J'en viens maintenant à la question de l'actualité de la Communauté dans le monde. J'observerai d'abord que l'Europe des Douze est devenue ce que nous souhaitions depuis longtemps, à savoir un partenaire à part entière des Etats-Unis. Ceux-ci voient aujourd'hui reposer sur leurs épaules d'énormes responsabilités, qu'ils ne sont cependant en état d'assumer ni économiquement, ni psychologiquement, ni politiquement. Aussi devront-ils s'appuyer sur d'autres pour y faire face, et dans cette perspective, si la Communauté n'est évidemment pas le seul partenaire possible, elle est sans doute celui qui a le plus de chances d'être écouté, car l'influence combinée des pays de la CEE auprès des Américains est considérable - nulle s'ils se présentent en ordre dispersé...
Par ailleurs, l'Europe joue aujourd'hui un rôle d'intercesseur entre l'Occident et le tiers monde, rôle dont on peut penser que l'importance va très rapidement s'accroître.
Enfin, comme l'a dit Philippe Herzog et bien qu'une telle évolution ne me paraisse pas forcément souhaitable, je pense que nous allons assister au remplacement de l'organisation économique multilatérale du monde mise en place par les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, à laquelle se substituera une organisation non par zones mais par continents. La traduction politique de ce nouveau système pourrait prendre la forme d'un "directoire des continents" agissant sous couvert des Nations unies, comme cela a été le cas lors de l'invasion du Koweït. Dans ce schéma, l'ONU verrait son rôle sensiblement renforcé, puisqu'elle serait amenée à dire le droit, à donner un brevet moral à d'éventuelles interventions et à permettre que s'instaure un réel dialogue Nord-Sud ; toutefois, les fonctions de décision et d'exécution seraient évidemment assumées par le directoire, au sein duquel l'Europe ne fera entendre sa voix que si elle est unie.
En conclusion, je dirai que si la construction européenne constituait déjà une expérience utile, intéressante et positive pendant l'ère communiste, elle est devenue indispensable maintenant que nous sommes entrés dans l'ère postcommuniste. Aussi est-ce une divine surprise de découvrir aujourd'hui que nous ne sommes pas divisés, qu'après toutes ces années nous avons accouché d'un petit miracle, d'un embryon de Communauté qui, même s'il est un peu bossu et encore largement incapable d'agir, a au moins le mérite d'exister, avec des potentialités évidentes.
EDGARD PISANI - C'est un peu votre monstre chéri !
JEAN FRANÇOIS-PONCET - Je ne dis pas que c'est un ange, mais rien ne me semble pouvoir le remplacer. En fait, la Communauté n'a pas aujourd'hui perdu sa raison d'être : elle est en train de la trouver.
EDGARD PISANI - Il y a une dizaine d'années, j'avais écrit un livre dont la thèse centrale rejoignait certaines de vos hypothèses, puisqu'il s'agissait de l'organisation du monde en ensembles continentaux organisés.
JEAN FRANCOIS-PONCET - Vous aviez le tort d'avoir dix ans d'avance !
EDGARD PISANI - Sans doute, mais je crois que nous trouvons aujourd'hui une esquisse de cette évolution dans le domaine monétaire, où il est clair que l'on s'oriente vers un système sans monnaie dominante et sans non plus cette foule de monnaies n'ayant aucun lien les unes avec les autres. Très probablement, la régulation se fera entre trois monnaies, dont l'une - le mark ou l'écu, je ne sais - sera européenne.
PHILIPPE HERZOG - Jean François-Poncet terminait son propos en jugeant la Communauté plus indispensable que jamais et de fait, l'enjeu me semble aujourd'hui d'autant plus important que la construction européenne est à refonder entièrement, à bâtir sur d'autres bases et avec d'autres objectifs. Après le référendum, il paraît en effet impossible de continuer comme si de rien n'était, comme si les citoyens n'avaient pas exprimé leur volonté de se faire une opinion par eux-mêmes, d'être informés et consultés avant que les décisions soient prises, de façon à pouvoir intervenir à temps. Il convient plutôt à présent de combler le retard qu'a pris le politique, de trouver des méthodes d'approche nouvelles et de définir une sorte de pacte démocratique qui permette à la société française, mais aussi européenne, de s'approprier le projet communautaire et de faire que celui-ci ne soit plus conduit seulement par les élites ou les Etats, comme cela a été le cas jusqu'ici. Il ne s'agit donc pas de chercher à accélérer la mise en œuvre du traité de Maastricht, mais bien de travailler sinon à sa renégociation, du moins à la remise en cause d'un certain nombre d'éléments qui ont présidé à son élaboration.
Dans cette perspective, je suis d'accord avec Lionel Jospin pour penser que nous ne devons pas nous cantonner au seul domaine économique, mais cela ne signifie pas qu'il nous faille le fuir pour autant. Car comment ignorer la gravité de la crise que nous traversons et les risques très réels de récession ou de déflation qui nous menacent ? Or, la Communauté sera jugée en fonction de sa capacité à apporter des réponses nouvelles aux problèmes qui frappent actuellement toutes nos sociétés, parmi lesquels celui du chômage n'est pas le moindre, mais aussi aux problèmes du monde. De ce point de vue, la ratification du traité de Maastricht ne suffira pas à assurer l'acte de naissance de l'Europe : si l'on veut que les indispensables novations prennent corps, il est nécessaire que s'opère un véritable recyclage au sein des partis et des syndicats, que s'instaure un état d'esprit plus ouvert et que les démocrates partisans du oui comme du non parviennent à travailler ensemble.
Jusqu'ici, l'approche européenne s'est fondée essentiellement sur les concepts de marché et d'Etat. Cette approche paraît désormais un peu courte, quand on sait que le marché financier mondial connaît de très graves dysfonctionnements, que la spéculation enfle sans cesse, que les productions sont en panne à l'Est, au Sud, mais aussi à l'Ouest, que par ailleurs nombre d'Etats sont surendettés et que les failles s'élargissent, en France notamment, dans ce qu'il est convenu d'appeler l'Etat-providence. Ainsi, pour répondre de façon satisfaisante aux aspirations de populations qui veulent bénéficier d'une formation ou d'un emploi, s'insérer dans la vie moderne et pouvoir communiquer, il va nous falloir chahuter un peu les concepts sur lesquels nous avons eu l'habitude de nous appuyer et sans doute en inventer de nouveaux, afin que la construction européenne n'apparaisse plus comme coupée des réalités et que chacun puisse s'en sentir partie prenante.
J'en viens maintenant au problème de l'identité européenne. Il est clair que le sentiment d'appartenance à la Communauté n'est pas acquis et que parler de citoyenneté européenne semble prématuré, tant l'union reste encore fragile et susceptible de se disloquer. Aussi la question se pose-t-elle de savoir sur quoi va se fonder une identité européenne qui, à mon sens, doit se construire progressivement, par un processus positif de coopération et de différenciation. Contrairement à ce qui s'est passé jusque-là, il convient en effet que l'Europe s'autonomise pour trouver des réponses communes à ses problèmes et favoriser ainsi les efforts d'intégration des populations, tant au niveau national qu'au niveau régional. Il lui faut également s'émanciper des Etats-Unis, se défendre de toute velléité de domination qui pourrait naître en son sein - je pense bien sûr à l'Allemagne - et veiller en même temps à ne pas devenir une troisième grande puissance qui chercherait à imposer sa loi, en particulier aux pays du Sud à qui elle doit au contraire tendre la main.
On le voit : la construction européenne est le terrain de défis fabuleux qu'il nous appartient de relever et qui peuvent déboucher sur de véritables avancées de civilisation. Je me contenterai ici d'en citer trois.
Le premier a trait à l'efficacité et à la maîtrise sociales du marché. Sachant que ce dernier a progressivement écrasé le politique et que l'économie est aujourd'hui à la manœuvre, comment le traité de Maastricht pourrait-il être l'acte fondateur d'une ambition qui s'imposerait aux forces du marché s'il se plie à leurs critères, sans reconnaître la nécessité d'une maîtrise sociale et publique de ce même marché ? Bien que favorable au marché, je crois qu'il faut en faire bouger la culture et sortir du néolibéralisme ou du monétarisme ambiants, non pour les jeter aux orties, mais pour avancer d'autres concepts dans des combinaisons conflictuelles.
Le deuxième défi est celui de la participation interactive. Au moment où l'Etat-nation est sérieusement remis en cause, il ne me paraît pas judicieux de vouloir créer une sorte de para-Etat vers lequel, au fond, on se contenterait de déplacer les problèmes. Certes, des dimensions étatiques sont nécessaires, mais à condition qu'elles ne conduisent pas à multiplier les excès de délégation de pouvoir que nous observons aujourd'hui. Il faut donc inventer un modèle institutionnel nouveau, qui contribue à solidariser les régions ou nations européennes et non à restreindre leurs facultés d'intervention, c'est-à-dire leur souveraineté. Cela ne va certes pas de soi, mais il est sûr que si l'on abaisse les frontières, il faut en même temps élever les droits des populations, sans quoi celles-ci ne s'identifieront pas au projet européen.
Dernier défi : l'esprit de réciprocité, que j'ai déjà évoqué tout à l'heure. La coopération sans domination est un champ où tout reste à inventer et constitue l'une des chances de l'Europe, qui doit savoir ne pas dicter ses règles aux autres et rester ouverte à tous. Ouverture vis-à-vis de l'extérieur bien sûr, vers l'Est comme vous l'avez chacun souligné, mais aussi vers le Sud qui ne doit pas pâtir de la situation nouvelle de l'Europe orientale. Ouverture en son propre sein également, ce qui exige que le couple franco-allemand évolue, que l'on sorte de la relation dominant-dominé et que les petits pays de la Communauté participent pleinement au concert européen.
Permettez-moi quelques mots encore sur l'union monétaire européenne. L'idée initiale était d'attirer des capitaux dans la Communauté grâce à la création d'un marché et d'une monnaie uniques, afin de favoriser une nouvelle ère de croissance, mais il semble que l'on commence déjà à en revenir. Faut-il rappeler que des politiques du même ordre, menées d'abord dans le tiers monde au cours des années 1970 puis aux Etats-Unis dans les années 1980, n'ont conduit qu'au surendettement et à l'échec ? Mieux vaudrait donc ne pas répéter l'histoire et, si la Communauté doit attirer de nouveaux capitaux, savoir d'abord ce qu'elle va en faire. Car si nous acceptons de devenir un espace économique parfaitement ouvert, si nous ne nous opposons ni aux agressions commerciales des Etats-Unis et du Japon, ni aux tendances spéculatives, alors nous pouvons être sûrs que nous n'atteindrons pas nos objectifs.
L'instauration de la monnaie unique ne correspond pas à un processus de solidarisation. Elle s'apparente plutôt à un passage en force qui, dans l'immédiat, risque surtout de durcir les contraintes et d'avoir des effets déstabilisateurs, puisque ce n'est pas en éliminant les spéculations monétaires que l'on éliminera forcément les déséquilibres. A cet égard, l'exemple de l'unification monétaire allemande est révélateur, de même que celui plus ancien de l'Italie, qui continue toujours à "tirer" le Mezzogiorno quelques générations plus tard. Mais si l'on abandonne l'idée de la monnaie unique pour revenir à la monnaie commune, il faudra veiller à ce que l'écu se donne des références propres, sans s'aligner sur le dollar, et à ce que sa promotion aille dans le sens de l'emploi et de la croissance.
En conclusion, je dirai qu'il faut dès maintenant remettre en chantier le traité de Maastricht, car la conjoncture déflationniste et récessionniste est là. La pénalisation du travail salarié et l'incitation à l'enrichissement spéculatif grèvent aujourd'hui nos économies : il convient de nous y attaquer sans tarder.
En 1919, au sortir de la guerre, Keynes se déclarait opposé à la guerre contre le monde communiste et favorable, déjà, à l'ouverture à l'Est. Il affirmait surtout que pour ne pas s'enfoncer dans la misère, les pays européens devaient se rassembler dans une communauté, dont le cœur serait un cadre monétaire et financier porteur d'une nouvelle croissance. C'est ce cadre qui nous reste à inventer, car si l'appartenance à la Communauté a une dimension politique et culturelle évidente, si elle passe aussi par le développement des solidarités, elle n'est cependant jouable que si l'économie ne se dérobe pas sous nos pieds. Et puisqu'il faut du temps pour que les masses puissent intervenir par elles-mêmes, c'est donc aux élites responsables, gestionnaires des pays concernés, qu'il revient de relever ce défi.
EDGARD PISANI - Des propos que vous avez tous les trois tenus jusqu'ici, je retiens que l'évolution générale du monde a fourni à l'Europe des raisons successives et. complémentaires de se constituer, dont certaines ont d'ailleurs aujourd'hui disparu. Dans tous les cas, il apparaît que le monde lui-même ne saurait être un niveau pertinent de régulation, celle-ci devant plutôt s'établir à l'intérieur d'ensembles moins vastes, dans une organisation par zones ou par continents. Encore faut-il se demander comment, et au profit de quelle structure, l'Europe peut passer de la simple juxtaposition d'Etats à leur coopération ou même à leur intégration, sachant qu'elle est sans doute le lieu où, sur une longue durée, les Etats-nations ont été les plus nombreux à être consacrés historiquement.
Permettez-moi maintenant de vous livrer quelques-unes de mes interrogations. Parmi les partisans les plus acharnés de l'Europe - je me tourne ici plus particulièrement vers Jean François-Poncet -, certains n'attendent-ils pas de la construction européenne qu'elle détruise les Etats sans les remplacer, livrant ainsi aux flux économiques l'ensemble de l'espace européen, sans force politique pour atténuer les effets de ce jeu ? J'ai en effet le sentiment qu'il y a là un débat tout à fait central, opposant ceux qui souhaitent transférer à l'Europe un pouvoir régulateur et ceux qui envisagent de faire disparaître les attributs de régulation des Etats sans tenter de les recréer à l'échelle européenne. Mais si elle ne représente pas une véritable puissance face à ces nations et ensembles économiques forts que sont les Etats-Unis ou le Japon, que peut devenir l'Europe ? Suivant des formules qui restent à inventer, ne doit-elle pas se constituer en un nouveau type d'Etat pour négocier d'égal à égal avec ses deux principaux partenaires, qui seront demain plus nombreux dès lors que la Chine, le Brésil ou l'Inde par exemple auront surmonté leurs difficultés ?
Dans cette dernière hypothèse, la question est de savoir de quels attributs aura besoin l'Europe pour pouvoir à la fois assurer son autodéfense et participer pleinement à la définition des grands équilibres mondiaux. L'instauration d'un grand marché est-elle suffisante ? Faut-il aller plus loin et, comme le suggérait Philippe Herzog, créer les conditions d'une adhésion sociétale forte qui facilite l'émergence d'une véritable conscience d'appartenance communautaire ? Convient-il d'élaborer un outil stratégique pour faire face à d'éventuels conflits ou même de doter l'Europe de capacités de plein exercice ? Et si la construction européenne se voit conférer des compétences ou attributs importants, quelle place y aura la France ?
Pour moi, la réponse à toutes ces questions réside dans l'invention d'un para-Etat de type plurinational qui, certes, marquerait la mort du mythe de l'Etat-nation, mais qui permettrait enfin de distinguer entre fonction politique et fonction culturelle, la première relevant du niveau européen et la seconde du niveau national. Ainsi nous faut-il chercher un système d'organisation où non seulement les compétences européennes et nationales ne seront plus concurrentes, mais où le sentiment d'appartenance sera lui aussi de nature différente selon qu'il touche au pays ou à la Communauté.
LIONEL JOSPIN - Je voudrais revenir un peu à Maastricht, pour rappeler qu'à côté du traité, il y a la réponse des peuples à une question et que cette réponse a traduit jusqu'ici soit un rejet, soit une adhésion pour le moins timide : le non l'a emporté au Danemark, il a failli être majoritaire en France et il pourrait également l'être en Allemagne si celle-ci n'avait pas choisi de procéder à la ratification par voie parlementaire. De telles réactions de la part des populations me conduisent à avoir quelques réticences à débattre de thèmes comme l'organisation zonale du monde ou la formation d'un directoire des continents - cette dernière association de mots ne m'exalte d'ailleurs guère, car le directoire n'a pas laissé un très bon souvenir et la dérive des continents ne m'inspire rien de bon... Pour intéressante qu'elle soit en effet, cette problématique laisse l'impression que nous ne sommes plus les acteurs d'une construction humaine, mais plutôt les lecteurs d'un processus de mondialisation qui s'imposerait de lui-même et que nous épouserions. Or à jouer ce jeu, à oublier ainsi en route les peuples et les opinions dans un système de délégations de plus en plus lointaines, je crois que nous risquons de désagréables surprises.
Edgard Pisani a eu raison de souligner que l'Europe était le lieu où, après que s'en fut élaborée la doctrine, les Etats-nations ont été les plus nombreux, certains d'entre eux ayant d'ailleurs dominé une bonne partie du monde à différentes périodes de l'histoire. De fait, l'Etat-nation joue encore actuellement un rôle essentiel, et ce sur plusieurs plans. Il est d'abord le cadre privilégié d'exercice de la démocratie, même si je pense, contrairement à Philippe Séguin, que le modèle démocratique peut aussi se développer à d'autres niveaux, plus restreints ou plus larges. Il est ensuite le cadre fondamental de l'appartenance et de l'identification, préalables indispensables à toute ouverture aux autres et éléments d'autant plus importants aujourd'hui que l'on assiste à de multiples pertes de repères, comme en témoignent les crises que traversent les syndicats ou les Eglises. Il reste enfin un cadre efficace de régulation du marché et du jeu économique dans le processus de mondialisation des échanges. Tout ceci pour dire que l'Etat-nation constitue un cadre général qui doit être manié avec prudence et dont on ne saurait vouloir s'affranchir trop vite. Il est d'ailleurs fort intéressant d'observer qu'indépendamment des votes d'opposition ou motivés par des peurs que certains ont attisées de façon irresponsable, le relatif succès des partisans du non au référendum a tenu pour une bonne part à leur capacité d'épouser le sentiment d'identité, notamment nationale, de ceux auxquels ils s'adressaient.
Pour moi, l'Europe est une construction institutionnelle originale, cette originalité provenant notamment du pragmatisme qui a guidé son élaboration. Elle n'est ni une fédération ni une confédération, et je ne vois d'ailleurs pas pourquoi il nous faudrait forcément l'inscrire dans l'un de ces cadres préétablis. Dans ces conditions et compte tenu du rôle que me semble devoir continuer à jouer l'Etat-nation, je ne suis pas sûr qu'il faille commencer à scinder deux grandes fonctions pour, comme le propose Edgard Pisani, confier le politique à une structure para-étatique multinationale et laisser le culturel aux institutions nationales. Je ne crois pas en effet qu'un tel système puisse être garant du bon fonctionnement de la démocratie et...
EDGARD PISANI - Permettez-moi de vous interrompre et de préciser ma pensée. Je pars du constat que certaines décisions ont déjà été transférées au niveau européen, dans le domaine agricole ou commercial par exemple, que l'on envisage aujourd'hui de créer une monnaie unique et que l'on prend peu à peu conscience, devant les crises qui traversent actuellement l'Europe, de la nécessité de se doter d'outils stratégiques. C'est dire que l'on assiste à un glissement progressif des attributs régaliens de l'Etat-nation vers la Communauté : pourquoi ne pas en prendre acte ? Cela étant, vous avez raison de souligner que la démocratisation des décisions au niveau européen est un problème difficile à résoudre.
LIONEL JOSPIN - Vous avez cité l'agriculture et cet exemple est effectivement très révélateur de certains malentendus. La PAC - je ne parle pas de sa réforme - devrait être majoritairement approuvée par les agriculteurs, puisqu'ils en ont largement bénéficié. Pourtant la plupart d'entre eux s'y opposent, ce qui montre bien que le transfert des décisions à l'échelon européen n'est pas chose si simple et que le risque d'incompréhension est toujours présent. Mais ne croyez pas que je veuille pour autant revenir en arrière et renationaliser la PAC...
J'en reviens à mon propos. Dans cette construction originale qu'est la Communauté, il convient non seulement de bien faire comprendre en quoi consistent ces deux étages que sont les niveaux national et européen, mais aussi de montrer comment ils sont démocratiquement contrôlés.
EDGARD PISANI - Ce sont en effet deux points capitaux.
LIONEL JOSPIN - S'agissant de la compréhension des deux étages, l'imbrication entre le rôle du Conseil et celui de la Commission a rendu jusqu'ici les choses peu lisibles et le principe de subsidiarité reste encore trop complexe pour être bien compris, mais peut-être y verrons-nous plus clair après le sommet de Birmingham. Quant à l'existence d'un véritable contrôle démocratique, elle ne va évidemment pas de soi, mais je voudrais cependant dire ici combien l'argument du prétendu déficit démocratique de l'Europe m'a agacé au cours de la campagne référendaire. Ce déficit est en grande partie l'addition de déficits nationaux et il me paraît donc un peu facile d'en faire porter toute la responsabilité à la Communauté.
Par ailleurs, il faut aussi habituer nos concitoyens à raisonner en tenant compte de l'existence de plusieurs espaces européens. La Communauté ne doit ni être confondue avec l'Europe, ni s'y diluer : ceux qui affirment la primauté de l'Union et ceux qui, comme certains partisans du non, défendent au contraire l'idée d'une grande Europe mythique font tous fausse route. Certes, l'Union apparaît aujourd'hui comme le noyau le plus stable de l'Europe, mais il est clair qu'elle est appelée à s'étendre et qu'à terme, les deux dimensions pourraient se concilier dans une sorte de confédération. Cette hypothèse semble d'ailleurs d'autant plus plausible que, comme l'observait Jean François-Poncet, les pays de l'est européen qui aspirent à la prospérité et à la démocratie se tournent d'abord vers la Communauté. Cela étant et quelle que soit la forme qu'elle revêtira, la construction européenne doit s'affirmer en maintenant des liens d'association avec d'autres, sans quoi elle risque de se couper du Sud et en particulier des pays méditerranéens.
Reste enfin la question du modèle. N'oublions pas qu'historiquement, la formation de grands partis ouvriers et des premiers syndicats, de même que l'élaboration de la pensée socialiste, sont autant d'inventions européennes qui, ensemble, ont constitué un modèle. Certes, celui-ci a régressé au cours des dix ou quinze dernières années, mais il n'est plus à inventer et je crois que si nous parvenons à rétablir l'équilibre nécessaire entre l'économique et le social, l'efficacité et la justice, le privé et le public, l'individuel et le collectif, alors nous aurons là une référence pour l'Europe. Il faut ainsi redonner à la Communauté certaines des finalités qui étaient les siennes dans les années 1960 ou 1970, y compris celles de prospérité et de bien-être, car sinon le modèle que nous proposerons ne sera pas attractif pour les peuples européens.
JEAN FRANCOIS-PONCET - L'Europe est sans aucun doute le grand laboratoire d'idées de l'époque contemporaine. Après avoir poussé la féodalité plus loin qu'aucun autre pays, après avoir inventé la démocratie et l'Etat-nation qui sont aujourd'hui les seuls modèles existants dans le monde, voilà qu'avec le projet de l'Union elle s'attelle à nouveau aujourd'hui à la mise en place d'un nouveau modèle, dont les aspects institutionnels ne doivent pas cacher le contenu économique et social. Ce faisant, elle explore un terrain vierge et je crois, comme Lionel Jospin, qu'il faut se garder d'enfermer sa recherche dans des cadres préétablis, même s'il est parfois difficile d'éviter d'utiliser les termes de confédération ou de fédération.
Depuis sa mise en chantier, en 1950, l'Europe a pratiqué ce que j'appellerai la stratégie de l'engrenage. Après l'échec de la CED, il était en effet pratiquement impossible que les objectifs politiques occupent le devant de la scène et la Communauté a donc dû s'efforcer de les atteindre par le détour de l'économique. Or je crois que cette stratégie a trouvé sa limite avec le débat sur le traité de Maastricht et qu'il faut désormais poser clairement la question du politique, car même si nous mettons du temps à l'épuiser, sa résolution conditionne les contours du modèle que nous mettrons en place.
Contrairement aux noires intentions que me prête Edgard Pisani, je ne pense pas que l'Europe puisse se construire sur la destruction à vue humaine des Etats : ce sont là des aspirations utopiques qui ne m'ont jamais effleuré. En revanche, je reconnais volontiers que la Communauté ne peut plus se contenter d'être un espace et doit devenir une puissance. Cela ne signifie pas, comme l'a noté Philippe Herzog, qu'elle doive se transformer en superpuissance, car elle n'en a ni la vocation ni les moyens militaires, sans compter que l'opinion européenne a peu de velléités dominatrices ou expansionnistes, le pacifisme étant plus proche de la psychologie dominante que le "va-t-en guerrisme"...
LIONEL JOSPIN - Cela n'a pas toujours été le cas et l'Europe compte quand même quelques anciennes grandes puissances coloniales !
JEAN FRANCOIS-PONCET - Justement : elle a été bien payée pour renoncer à tout cela !
Mais revenons à la construction européenne. Lorsque je regarde l'édifice que nous avons bâti au cours des quarante dernières années, j'ai le sentiment d'une sorte de fédéralisme inversé. Ainsi les attributions de la Communauté se sont-elles progressivement développées dans tous les domaines liés à la vie quotidienne, mais elles sont restées extrêmement limitées dans ceux où s'installe d'ordinaire le fédéralisme, c'est-à-dire en matière de défense, de monnaie et de politique étrangère. Cela d'ailleurs explique dans une large mesure certaines réactions de l'opinion et contribue à rendre pratiquement insoluble, en l'état actuel des choses, le problème de la démocratisation des décisions.
Dans ce contexte, même s'il apparaît difficile à manier et d'un mode d'emploi compliqué, le principe de subsidiarité n'en est pas moins indispensable pour remettre la pyramide sur sa base et permettre une meilleure prise en compte des aspirations démocratiques des populations, tant dans les débats du Parlement que dans les décisions des chefs d'Etat. Une fois effectuées les harmonisations nécessaires, l'application des orientations générales pourrait alors être largement décentralisée sans que l'on cherche à tout régler dans le détail, ce qui d'ailleurs n'a pas été le cas jusqu'ici, contrairement au sentiment qu'une accumulation brutale de directives a pu parfois donner. Tout ceci suppose, bien sûr, que l'on ait d'abord bien délimité les compétences de chacun - Union et Etats nationaux -, puis que dans les domaines où ces compétences sont partagées, le principe de subsidiarité soit clairement appliqué.
J'en viens maintenant au problème de la légitimité et de la démocratie. Je suis tout à fait d'accord avec Philippe Herzog quand il affirme la nécessité d'une sorte de pacte de société destiné à renforcer l'adhésion et la participation des citoyens au projet européen. La tâche ici est d'autant plus difficile que nos nations ont chacune leurs spécificités, que nos langues sont différentes et que nos institutions restent souvent très éloignées de la base, ce qui d'ailleurs me confirme dans l'idée qu'il faut aller vers une décentralisation plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui. Quant au déficit démocratique européen, comme Lionel Jospin je crois que pour l'essentiel, il n'est que le reflet de situations nationales.
Cela étant, il faut bien voir que la légitimité européenne est une légitimité dérivée, comme le droit du même nom, à partir de celles de nos exécutifs et de nos Parlements. Or ces derniers, hormis la période de folie maastrichtienne, ont tendance à se désintéresser complètement des problèmes européens, qu'ils considèrent encore comme des sujets de politique étrangère et dont ils abandonnent la discussion aux gouvernements. Ceux-ci, pour leur part, ont trouvé dans la Communauté un bouc émissaire commode et, par abdication ou par stratégie, laissent souvent décider à Bruxelles ce qu'ils n'ont pas le courage d'imposer eux-mêmes au niveau national. Ce sont ainsi bien souvent des fonctionnaires européens qui détiennent le pouvoir de décision et si les choix auxquels ils procèdent sont parfois tout à fait justifiés, il n'en reste pas moins que de telles délégations sont par principe inacceptables et accentuent une dérive bureaucratique justement dénoncée.
Je voudrais maintenant revenir sur une remarque de Lionel Jospin, qui a regretté tout à l'heure que l'on se soit éloigné du modèle des années 1960 ou 1970. Pour ma part, je dirai plutôt que ce modèle a subi avec le temps un double enrichissement - d'autres parleraient peut-être d'une double perversion... Tout d'abord, j'observe que la stabilité monétaire, qui ne doit pas être confondue avec le monétarisme même si elle peut y conduire, est aujourd'hui devenue l'un des éléments constitutifs du pacte social. En second lieu, je note avec plaisir que le marché est désormais accepté à droite comme à gauche en Europe, ce qui ne signifie pas que l'on ait renoncé à toute intervention dans la vie économique : l'Allemagne, par exemple, soutient encore ses charbonnages comme jamais la France n'a aidé sa sidérurgie, en imposant à tous les industriels une contribution qu'ils versent sans discuter.
EDGARD PISANI - On peut d'ailleurs se demander pourquoi, la France passe toujours pour très interventionniste, alors que l'Allemagne apparaît comme le parangon des vertus libérales.
JEAN FRANCOIS-PONCET - La réponse est simple : l'Allemagne a fait du libéralisme sa doctrine, alors que la nôtre a longtemps été cette fameuse planification à la française avec laquelle nous entendions évangéliser le monde, que nombre de pays sont venus apprendre à notre école et dont, cela dit en passant, nous n'entendons plus beaucoup parler depuis 1981...
LIONEL JOSPIN - Personne ne le niera !
JEAN FRANÇOIS-PONCET - Comme je le disais, le modèle social a évolué au cours des vingt dernières années et il nous faut continuer à le faire se transformer, ce qui passe notamment par le renforcement du dialogue entre les continents - je retire le mot directoire que Lionel Jospin n'aime pas. Peut-on en effet ignorer que la mondialisation de l'économie est en route ? Non, bien sûr, et c'est sans doute là une des vertus de l'Europe que de constituer une défense solide contre ce processus, en devenant le lieu où pourront encore s'affirmer des politiques économiques volontaristes. Car la Communauté n'est pas à l'abri de certaines dérives libre-échangistes et je suis pour ma part tout à fait demandeur d'actions interventionnistes dans au moins deux domaines : l'agriculture et l'aménagement du territoire. Je souhaite en effet qu'aux niveaux national et européen, on ressuscite la politique spatiale que la France avait autrefois mise en œuvre et qui a aujourd'hui disparu.
EDGARD PISANI - A ce propos, je vous signale que le prochain numéro de notre revue aura pour titre : "Pour un plan d'aménagement du territoire européen".
(c) Jean François-Poncet, Philippe Herzog, Lionel Jospin, Edgard Pisani et l'Evénement européen, 1992