Consensus, malentendu ou blocage :

réflexions autour d'un débat entre

Jean François Poncet, Philippe Herzog et Lionel Jospin

Bernard Laguerre

Du débat sur la ratification des accords de Maastricht, deux impressions s'étaient dégagées : il fallait construire l'Europe. Nul ne savait très bien pourquoi ni comment.

Qu'il faille construire l'Europe, c'était une évidence que n'avaient réfutée ni les partisans du oui, ni ceux du non. Quant à savoir pourquoi cette construction était nécessaire, personne n'avait jugé utile de l'expliquer, et il avait fallu, à cette question, se contenter de dérobades, quand ce n'était pas d'un credo quia absurdum cher à saint Augustin. On avait connu l'Europe bureaucratique et technocratique ; on la découvrait soudain théocratique, faite d'une vérité révélée imposée d'en haut par on ne sait quelle cléricature. L'Europe n'était pas à comprendre ; il ne s'agissait que d'y croire. Elle n'était pas à construire mais devait être accomplie ou rejetée.

Tout, dans le débat, prit alors l'apparence d'une querelle théologique. Au millénarisme des uns, prophètes des jours futurs, faisait pièce la libre pensée des autres ; à la foi des premiers, le doute ontologique des seconds. Il y eut des schismes, des excommunications et des interdits ; on ne brûla pas de sorcières mais il s'en fallut de peu. Au lendemain des résultats, la France était comme étourdie, ébahie encore du semi-sacrilège qu'elle venait d'oser commettre.

Pour la première fois, l'Europe avait été mise en cause, discutée, évaluée. Elle avait été jugée non pas à l'aune de ce qu'elle devait être mais de ce qu'elle était, non pas à l'aune de ses projets mais de sa réalité. Des cieux inaccessibles où jusqu'alors elle demeurait elle était revenue sur terre, et il s'en était manqué de peu qu'elle n'y restât. Le résultat du référendum, interprété comme un acte de foi, donna lieu aux commentaires les plus saugrenus, les partisans du non se félicitant de leur défaite et les partisans du oui déplorant leur victoire. Les uns comme les autres persistaient à considérer l'Europe comme un projet soumis à la règle du tout ou rien, se refusant à comprendre que cette ère était close et que le temps était venu de penser l'Europe comme un chantier ouvert à la critique, à la suggestion, au débat.

Ce temps, pourtant, est venu, et bien venu. L'Europe n'est plus un ensemble de préceptes qu'il s'agirait de suivre ou de réfuter en bloc ; elle est une œuvre humaine qu'il s'agit d'écrire. Le référendum a montré que cette œuvre était mortelle ; nous serions fous de ne pas comprendre que c'est là le prix à payer pour qu'elle demeure vivante.

Encore faut-il, de cette œuvre, connaître les raisons, les objectifs et la nature. Encore faut-il que soit clairement exprimé ce qui, dans le débat sur la ratification, est resté dans l'ombre. Encore faut-il, avant d'articuler quelque projet que ce soit, savoir de quoi l'on parle. Et puisque en disant oui au traité de Maastricht, les Français ont pour une bonne part voulu répondre à une question qui ne leur avait pas été posée, c'est sur cette question demeurée implicite que nous avons voulu revenir. En demandant à Jean François-Poncet, Philippe Herzog et Lionel Jospin non pas ce qu'ils pensaient du traité de Maastricht - nous le savions déjà - , mais ce qu'ils pensaient de l'Europe, de ses institutions, de sa place dans le monde, et du rôle que la France pouvait y jouer.

Le résultat est exemplaire. Exemplaire et étonnant.

Exemplaire, il le fut d'abord par la bonne grâce avec laquelle les participants se plièrent à l'exercice, par l'intérêt qu'ils lui manifestèrent, par le sérieux, l'honnêteté et la sincérité dont ils firent preuve tout au long des trois heures de débat. Au rebours de ce que nous avions un moment craint, il apparut très vite que deux mois de campagne pour le référendum n'avaient pas suffi à épuiser le problème de la construction européenne, qu'ils n'avaient peut-être pas même suffi à répondre aux interrogations essentielles et qu'il existait, chez nos interlocuteurs, un réel désir d'expliquer et d'approfondir ce qui n'avait pu jusqu'ici qu'être esquissé. Notre initiative aurait pu être considérée comme superflue ; il s'avéra très rapidement qu'elle répondait à une attente, comblait une frustration.

Les participants manifestèrent un évident souci de traiter les questions de fond, et singulièrement celles d'entre elles qui n'avaient pu être posées dans le cadre du débat sur la ratification. Tous les problèmes soulevés par la construction européenne furent donc abordés, de la légitimité de cette construction aux mécanismes précis de mise en place de l'UEM. Tout ce qui, dans la campagne officielle, avait été présenté comme implicite ou allant de soi fut donc repris et réexaminé ; aucun sujet ne fut a priori écarté.

On opposa un clair refus aux facilités de la démagogie. La campagne pour le référendum avait donné lieu à une mise en cause brutale du travail de la Commission et des fonctionnaires européens, tenus pour responsables de tous les maux s'abattant sur la pauvre Europe. On reconnut l'existence de certains dysfonctionnements et la nécessité de les corriger, mais pour mieux dénoncer la malignité du procès ainsi intenté : la Commission n'était pas parfaite, il s'en fallait de beaucoup ; il était malséant de la rendre responsable des malheurs du monde.

Le thème imposé fut strictement respecté. Tenu un mois après le référendum, à un moment où l'actualité avait quitté la scène européenne pour se replonger dans les délices des querelles franco-françaises, le débat aurait pu dériver vers les problèmes de politique intérieure. Ce ne fut jamais le cas.

Les leçons du référendum ne furent pas oubliées. Les Français avaient reproché à la classe politique de construire l'Europe sans se soucier des opinions ; le rappel à l'ordre avait été entendu. On battit sa coulpe, et chacun reconnut humblement sa part de responsabilité.

Exemplaire, notre débat le fut enfin par sa réussite. Nous pensions que l'Europe méritait discussion, que l'opinion et la classe politique elle-même en étaient demandeuses ; nous avions raison. La preuve en était apportée.

Reste qu'aussi exemplaire qu'il ait été, ce débat fut d'abord étonnant. Par le consensus - non pas total, mais très large - qu'il laissa apparaître entre des intervenants qui avaient appelé à voter de façons différentes pour le référendum. Par l'unité de vue qu'il révéla entre ces mêmes intervenants quant aux finalités de la construction européenne. La question de l'Union économique et monétaire mise à part, nos trois interlocuteurs tinrent en effet des discours extrêmement proches les uns des autres, et le débat fut bien plus l'occasion de mettre en lumière des nuances dans l'analyse que d'exprimer des désaccords sur l'objectif.

Un certain nombre de points paraissent désormais acquis. Il n'est pas inutile d'en dresser la liste.

1. - Lés bases sur lesquelles avait été fondée la construction européenne se sont effondrées ; cette construction n'en reste pas moins utile, compte tenu du vide laissé en Europe et dans le monde par l'extinction du communisme, compte tenu aussi de la nécessité de promouvoir l'émergence d'une puissance capable de faire jeu égal avec les Etats-Unis.

2. - L'Europe communautaire n'a ni la vocation, ni l'ambition de devenir une superpuissance au sens militaire et stratégique du terme ; elle doit renforcer ses capacités de défense mais entend surtout accroître son rôle international afin de participer, parmi d'autres, au maintien d'un équilibre, d'une paix et d'une régulation mondiale que les Etats-Unis sont désormais incapables d'assurer seuls.

3. - Les ambitions communautaires ne sont fondées et légitimes que dans la mesure où l'Europe a la volonté d'offrir au monde un message, une vision, un modèle différents de ceux que lui offrent aujourd'hui les Etats-Unis. Le monde attend d'elle qu'elle tienne un rôle d'arbitrage et d'équilibre entre le Sud et le Nord, l'Est et l'Ouest, l'Orient et l'Occident, qu'elle mette à profit son histoire et sa géographie pour imposer, au sein des instances internationales, une vision du monde plus respectueuse de la diversité des peuples et des cultures que celle aujourd'hui en vigueur.

4. - Indépendamment de son rôle géopolitique, l'Europe se doit d'être porteuse d'un modèle économique et social original. Pour elle-même et pour les autres. Ce modèle, conforme à ses propres traditions, est fait d'équilibre entre l'économique et le social, le secteur public et le secteur privé, le jeu du marché et la régulation, l'individu et la collectivité.

5. - Le modèle institutionnel européen est un modèle original. L'Europe ne sera ni tout à fait une confédération, ni tout à fait une fédération. Les compétences devront être à la fois réparties et partagées entre Communauté, Etats et régions ; les procédures de décision et d'exécution rendues plus démocratiques et plus transparentes. La structure institutionnelle doit probablement être remise sur le chantier, mais il faut agir ici avec pragmatisme.

6. - La diversité des peuples, des cultures, des paysages est une des dimensions fondatrices de la Communauté. Le processus de construction communautaire doit donc être mené dans le respect de cette diversité.

7. - La Communauté doit établir des liens étroits, et qui doivent être rapidement définis, avec les pays de l'Europe centrale et orientale.

8. - La mise en place de l'Union économique et monétaire doit aller de pair avec un net renforcement des processus de redistribution à l'échelle européenne.

Sans doute y eut-il, sur ce dernier point, divergence entre les différents participants, Philippe Herzog émettant des réserves quant au principe de la monnaie unique et Lionel Jospin prônant un ralentissement du processus de mise en place de l'Union économique et monétaire. Il n'en demeure pas moins que, pour l'essentiel, les participants apparurent comme largement d'accord entre eux, une image commune de ce que devrait être l'Europe se dégageant assez facilement des trois heures de débat.

De ce constat, on peut se réjouir ; on peut aussi s'étonner, voire s'inquiéter. Comment se fait-il en effet qu'un libéral, un socialiste et un communiste partagent la même vision de l'Europe ? Comment expliquer qu'existe, s'agissant des objectifs de la construction communautaire, un consensus qui n'existe pas s'agissant des objectifs de la politique française ? Faut-il en conclure, comme certains, que les clivages qui traversent l'opinion française sont surannés et condamnés à disparaître ? Faut-il en conclure plutôt que le consensus européen est plus apparent que réel, qu'il est une sorte d'artefact résultant plus des conditions particulières dans lesquelles est ordinairement posé le débat européen que d'un accord véritable sur les questions de fond ?

Les deux réponses ne sont évidemment pas exclusives l'une de l'autre et il est certain que la première comporte une part, serait-elle minime, de vérité. Reste que le débat européen est plus consensuel que le débat intérieur et qu'il faut s'interroger sur les raisons de ce phénomène. Le consensus qui entoure la question européenne n'est-il pas l'expression d'un malentendu ou d'une gêne de la classe politique vis-à-vis de cette question ?

Deux exemples éclaireront cette interrogation.

Il semble en fait que, pour une bonne part, le consensus que nous avons constaté recouvre plus un défaut d'approfondissement qu'un accord véritable. Mais le désaccord ne s'est que très rarement exprimé, comme si les participants préféraient remettre à plus tard l'examen des questions litigieuses. Comme s'il s'agissait plus, dans un premier temps, d'affirmer l'unité des partisans de l'Europe que de mettre en lumière leurs divergences.

Ainsi se trouve confirmé le sentiment qu'on avait pu retirer de la campagne pour le référendum. Il n'y a pas nécessairement consensus de la classe politique sur les modalités de la construction de l'Europe ; il y a en revanche volonté de consensus, volonté à tout le moins de ne pas donner trop d'importance aux dissensions.

Il est clair que le débat européen pâtit de cette apparence de consensus, de l'absence d'un contre-modèle véritable qui puisse faire pièce au modèle dominant et enrichir ainsi la discussion, le débat, la réflexion.

Il est clair aussi que la construction européenne demeurera, d'une certaine manière, entravée, tant que le débat européen se situera dans la logique du : " Faut-il construire l'Europe ? " plus que dans celle du : " Quelle Europe faut-il construire ? "

Il est clair enfin, et nous en terminerons là, que la structure même des institutions communautaires joue un rôle dans la façon dont se déroulent, dans chaque nation, les débats sur l'Europe. Dans un système où prédomine le Conseil européen, qui ne représente que les gouvernements, la seule manière qu'ont les partis nationaux de faire entendre leur voix est d'accepter de participer à la définition d'une position nationale commune. Dans un système où les décisions sont prises par accord ou vote entre les nations, la recherche de l'unité nationale l'emporte mécaniquement sur les divergences entre partis. Le déséquilibre entre les compétences du Conseil et ceux du Parlement est aujourd'hui tel que le débat politique européen se structure plus autour des positions nationales qu'autour des positions partisanes.

Cette situation a été voulue par les fondateurs de la Communauté qui, certains de ce que les clivages nationaux seraient plus difficiles à surmonter que les clivages partisans, ont choisi de construire l'Europe sur la base du respect des identités nationales. Ce choix était porteur d'un certain nombre de conséquences, parmi lesquelles un affaiblissement du rôle des partis dans le débat.

Nous subissons aujourd'hui les conséquences de ce choix initial. Peut-être en a-t-on épuisé les vertus.

L'heure est-elle venue de le remettre en cause ? Nous nous contenterons de poser la question.

 

(c) Bernard Laguerre et l'Evénement européen, 1992

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