Le Minotaure
Bernard Laguerre
Les exclus ne font pas de bruit. Sages, ils vivent reclus, sans jamais aller briser, la nuit, les belles voitures dans les quartiers huppés. Ils ne manifestent pas, ils ne se révoltent pas, et ne mettent nullement en cause la société dont ils sont rejetés.
Les exclus ne font pas la révolution, et leur nombre croissant ne menace ni la paix civile, ni l'ordre social, ni l'ordre politique. Nous vivons à côté d'eux sans que leur présence nous gêne, et si un mouvement de compassion nous pousse parfois à les aider, nous l'oublions vite.
Les exclus ne nous gênent pas. Ils ne nous font pas peur ; ils ne nous paraissent pas effrayants. La société, du reste, donne des signes de bonne santé et ne paraît nullement ébranlée par la croissance de cette population tranquille et malheureuse. Nos rues ne sont pas dévastées, nos magasins ne sont pas pris d'assaut, nos CRS ne répriment pas, chaque jour, des émeutes ou des marches de la faim.
Les exclus ne font pas de bruit ; l'ordre règne.
Pourquoi, alors, nous préoccupons-nous tellement d'eux ? Pourquoi notre société, qu'on décrit si facilement comme égoïste, individualiste, rétive à toute forme de solidarité et soucieuse seulement de son propre bien-être, accorde-t-elle une si grande attention au sort d'une population qui, au bout du compte, ne lui pose aucun problème majeur ?
Pourquoi l'exclusion est-elle devenue le point focal du discours politique, le centre des débats, la référence obligée des programmes alors même que, aussi regrettable que cela soit, c'est avec une relative indifférence que nous la côtoyons et que nous nous en détournons ?
Pourquoi est-ce vers les exclus, dont nous disons pourtant qu'ils sont rejetés, méprisés et oubliés, que la société tourne ses regards ?
D'une certaine façon, l'exclusion nous est chère. Dans un monde où dominent les forces centrifuges, dans une société où les liens communautaires se distendent chaque jour un peu plus, l'exclusion apparaît comme un centre d'attraction, un trou noir qui déchire et engloutit ses victimes mais qui donne sens et cohésion à l'univers alentour. La famille disparaît, la religion s'efface, les partis et les syndicats perdent progressivement leurs militants, la nation elle-même s'interroge sur son sens et sur son unité mais les exclus sont là pour qu'autour d'eux et au spectacle de leur misère, nous puissions nous réunir et nous sentir solidaires.
Les générations précédentes ont connu la guerre. Dans le massacre collectif, dans laboucherie immonde et le sacrifice de centaines de milliers de vies, elles ont fondé et refondé, de vingt ans en vingt ans, un lien national fait de chair et de sang. Nous savions, alors, ce qui nous réunissait : une terre abreuvée de larmes et pour la défense de laquelle nos pères, nos frères, nos fils étaient partis sans espoir de retour. La guerre avait tué Jaurès, elle avait, un soir d'été, brisé le rêve d'un monde où les peuples se donneraient la main, et brusquement rendu force à une cohésion nationale que la démocratie et la révolution industrielle avaient lentement grignotée.