Au revoir ?

Edgard Pisani


En cet instant où doit être prise la décision de suspendre la parution de l'Evénement européen, un immense regret s'exprime, aux aspects multiples.

Regret de voir s'arrêter une publication qui a été source de peines et de joies collectives, de longs combats difficiles et de petites victoires. Elle a permis, dans ses maladresses mêmes, d'esquisser ce que pourrait être une authentique revue européenne culturelle et politique. Elle a permis que prenne sens, pendant les années 1992 et 1993, la recherche d'une publication trimestrielle simultanée en cinq langues de dossiers et de chroniques élaborés par une équipe éditoriale libre et représentative de la diversité de l'Union. L'échec de cette recherche a rendu inéluctable la décision prise.

Regret d'avoir été emporté tout en même temps par la crise générale, la crise de l'édition et celle de l'Europe.

La première nous a convaincus, trop tôt sans doute, de la nécessité d'inventer, après l'effondrement de l'Union soviétique, un système mondial de régulation souple reconnaissant en même temps la dynamique du marché et l'imprescriptible exigence de la société, des sociétés humaines, sous arbitrage du politique.

La crise de l'édition, celle des revues en particulier, nous dit de façon mesurable le déclin de l'écrit, le triomphe de l'image et des propos fugaces, le repli des civilisations et des cultures sur leurs contenus les plus passionnels, les plus contrastés et les plus dangereux. C'est dans l'écrit, pourtant, que s'incarnent les vertues du débat et de l'échange.

Mais c'est la crise de l'Europe qui nous frappe le plus. Nous sommes menacés de voir s'évanouir sous nos yeux l'un des grands mythes de la seconde moitié du XXème siècle. En fait, il s'évanouit pour avoir été infidèle à ses fondateurs et incapable d'inspirer à la Communauté les mutations que le monde et l'histoire exigeaient d'elle.

L'Union est quasiment mort-née parce que les Etats qui la composent n'ont pas voulu faire d'elle une entité authentiquement politique, parce qu'ils n'ont pas voulu lui remettre les attributs de souveraineté et de puissance dont ils n'avaient pourtant plus guère l'emploi, parce qu'ils n'ont pas voulu construire dans l'unité et la diversité un acteur significatif face à l'Est, à l'Ouest et au Sud.

Retrouverons-nous - mais où ? - le cadre idéal qu'exige la remise en cause de cet Etat-nation qui a fondé les temps modernes mais semble incapable de les gouverner ? Si nous le retrouvons un jour, ce sera en Europe occidentale, mais bien tard.

Retrouverons-nous un jour l'occasion de dire ce que nous sommes et ce que nous voulons, comme nous aurions pu le faire face au drame yougoslave qui est insupportablement douloureux à nos ambitions et face auquel nous n'avons pas été capables de manifester la pluralité de nos regards et l'unité de notre volonté.

Parce que nous croyons que l'Europe demeure une absolue nécessité, nous refusons de mettre un point final à notre aventure. Nous la suspendons, espérant la reprendre un jour, confiant à l'association Europinion le soin de perpétuer, par des débats et des colloques, l'esprit qui nous animait.

Merci à tous ceux qui nous ont aidés. Qu'ils nous pardonnent les erreurs que nous avons commises dans notre quête maladroite parce que souvent impécunieuse. Nous chercherons à réaliser autrement ce pour quoi nous avions fait appel à eux pour que naisse l'Europe des appartenances multiples dans une volonté commune.

(c) Edgard Pisani et L'Evénement européen, 1994

 

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