Exclusion et intégration

Kofi Yamgnane

(Ancien ministre, président de la Fondation pour l'intégration républicaine)

Ce qui fait la spécificité et la solidité du modèle français d'intégration, c'est son ancrage dans les principes républicains qui fondent la société. Depuis deux siècles, tous ceux que la République a accueillis - souvent à son initiative : pour ses champs, son armée ou son industrie - se voient reconnaître l'égalité des chances et des droits sociaux et la capacité, s'ils manifestent l'adhésion aux valeurs républicaines, de devenir, un jour, des citoyens français.

Ainsi, en France, la conception même de l'intégration rejoint celle de la nation, dont la République a façonné les frontières par l'adhésion des citoyens et non par quelques principes ethniques ou culturels. L'identité française est contraire à la logique des communautés et exclut le droit à la différence au profit de la reconnaissance du pluralisme des idées et des hommes.

Mais si ce modèle d'intégration ne se heurte ni aux limites des ghettos comme aux Etats-Unis, ni à la reconnaissance d'un statut juridique fort comme en Allemagne, il se fragilise dès que se creuse l'écart entre les droits républicains et la société réelle. Toute crise sociale menace à la fois la présence étrangère et les exigences démocratiques, parce qu'elle freine considérablement l'insertion économique des familles issues de l'immigration et qu'elle rend en même temps l'exercice de la citoyenneté plus vain pour tous ceux dont la situation matérielle tend à se précariser.

La période que nous vivons aujourd'hui recèle donc une menace ; celle de voir le développement des exclusions conduire à la remise en cause du modèle républicain d'intégration alors même que celui-ci conditionne la capacité de l'ensemble des défavorisés à redevenir des citoyens-acteurs et non des usagers à la merci des guichets sociaux.

Près de vingt ans de crise économique ont durement affaibli la cohésion du corps social et l'immigré, français ou non, est redevenu sujet de frayeur sociale.

De fait, accrochée au mythe de l'immigration-zéro, la classe politique a longtemps exploité tous les terrains des faux-semblants : entre les discours des belles et des mauvaises âmes se sont glissés tant de non-dits qu'il est facile aujourd'hui, sous couvert de réalisme, de dénoncer à l'emporte-pièce les déboires de la politique d'immigration et ceux de la tradition française d'intégration des immigrés.

Le premier de ces prétendus échecs, c'est bien sûr le déferlement des clandestins et l'idée selon laquelle nos frontières seraient une passoire.

Le contrôle des " irréguliers ", qui fait de tout faciès black ou beur un fraudeur potentiel, alimente très largement les statistiques de la délinquance étrangère. Pourtant, qu'ils soient parents de familles installées en France depuis longtemps, étudiants désirant rester sur notre sol ou travailleurs illégaux mais employés par des entreprises ayant parfois pignon sur rue, l'étranger irrégulier n'est jamais le mafieux stigmatisé par l'imaginaire social.

La progression du phénomène, qui n'est au demeurant pas nouveau, est plus la conséquence de la rigueur du droit que le reflet de la perméabilité des frontières - perméabilité au demeurant significativement atténuée par l'introduction d'un visa obligatoire pour les ressortissants des pays d'origine. Plus les conditions d'accès au territoire et au marché du travail sont draconiennes, plus efficace est le contrôle de la régularité du séjour, plus vite grimpent les statistiques de la fraude.

Et, si nécessaire que soit la lutte contre l'immigration irrégulière pour assurer, dans des conditions satisfaisantes, l'intégration de ceux qui sont admis à vivre sur notre territoire, le risque d'invasion, un temps évoqué par un ancien président de la République, est fort limité : l'immense majorité de ceux qui ont faim de pain ou soif de démocratie n'a ni les moyens ni la force d'entreprendre le voyage qui mène sur notre sol. Au demeurant, la spéculation financière et la contrefaçon à grande échelle nuisent beaucoup plus aux économies européennes que la présence irrégulière d'étrangers.

Second prétendu échec du modèle républicain d'intégration : les caractéristiques socioculturelles des a nouveaux immigrants N. Pour faire court, le Maghrébin, l'Africain, l'Indien ne pourraient pas s'intégrer, contrairement aux immigrés d'origine européenne, Mais la souche européenne a bon dos : il est facile a posteriori de reconnaître la faculté d'intégration des Italiens, Espagnols, Polonais, Arméniens arrivés au début du siècle alors même que ceux-ci ont subi, dans les années trente, des attaques xénophobes aussi virulentes que les beurs ou les blacks aujourd'hui.

Ce qui fait en réalité malaise dans la couleur de la peau, c'est qu'elle se voit et qu'elle rappelle trop souvent le fardeau de l'homme blanc, qui fut aussi l'échec des nations fortes. Ce qui fait peur dans l'islam, c'est autant - à juste raison - l'intégrisme, que le déclin conjoint de la pratique religieuse et de la ferveur laïque des Français de souche.

Il est de même devenu à la mode de trouver dans les attitudes familiales un obstacle à l'intégration. On dénonçait à une époque le comportement nataliste des étrangères. Des analyses incontestables ont montré que leur taux de fécondité diminue fortement avec la durée d'installation. De fait, les femmes maghrébines ont aujourd'hui pratiquement le même nombre d'enfants que les Françaises d'origine, et sont de plus en plus souvent actives. On dénonce aujourd'hui la polygamie au sein des familles africaines.

Tout condamnable que soit le phénomène, de fait quantitativement limité par les contraintes de revenu et de logement imposées par l'administration dans le cadre du regroupement familial, il n'en est pas moins vrai que le refus de l'admission au séjour des familles polygames, sans parler de l'expulsion des épouses irrégulières, fait question. En refusant la présence sur le sol français des épouses de polygames, on prive les femmes en même temps de leur chance de s'émanciper et de leur soutien alimentaire, sans inquiéter les mœurs semblables des émirs de Neuilly ou des don Juan de l'infidélité.

Non, ce qui fragilise le modèle républicain d'intégration, c'est l'écart qui se creuse, pour tous les laissés pour compte de la crise, entre le principe d'égalité des chances qui fonde la cohésion du corps social, et la réalité d'une société duale.

De fait, s'accroît pour toutes les familles issues de l'immigration, qu'elles soient étrangères ou de nationalité française, l'écart entre un droit apparemment protecteur et l'attitude d'une société qui tend à se fermer au moment même où leur intégration sociale se trouve freinée par la crise du marché du travail.

D'un côté, la société d'accueil renonce à sa volonté d'intégrer : le refus de la cohabitation devient le leitmotiv de bien des Français de souche, que le blocage de la promotion sociale ou le chômage privent de tout espoir de mobilité. Le Front national s'alimente en voix de tous ceux qui, partageant avec les " étrangers " les files d'attente des bureaux d'aide sociale ou de l'ANPE, rejettent, au nom de la race, l'idée de partager le même sort : celui réservé à ceux qui occupent l'extrémité de l'échelle sociale. D'où les fantasmes que suscite, en plus des problèmes bien réels de la société duale - l'accès au savoir et à la qualification, à l'emploi, au logement, à la ville -, la présence étrangère.

Mais comment la société pourrait-elle résister aux sirènes xénophobes quand elle refuse de se regarder elle-même telle qu'elle est ?

Elle est fascinée par le mythe de la jeunesse mais la baisse de la fécondité, plus encore que l'allongement de la durée de vie, accroît le vieillissement d'une population où les anciens perdent tout statut social même si leur sort financier est beaucoup plus appréciable que par le passé. Elle voue un culte à la consommation débridée, accepte que le jeu vidéo et les écrans interactifs deviennent le nec plus ultra du progrès technologique adapté à toutes les bourses grâce au crédit à la consommation, mais voit mourir des sans-abri au coin des tours. Elle continue d'alimenter ses chroniques économiques de louanges à la performance et à la vitesse mais elle s'intoxique dans la paralysie des taux de croissance. Elle boit du Coca-Cola, s'abreuve de séries américaines, mange des hamburgers, puise une partie importante de sa richesse économique et financière de l'étranger, mais craint pour ses terres, son cinéma, ses valeurs.

Oui, dans la plupart des sociétés occidentales - pas seulement en France, bien sûr - le consommateur-visionneur d'images se détourne de la citoyenneté, et cela quel que soit son niveau de vie : le yuppie ne va pas plus voter que le banlieusard démuni, la réussite de l'un comme l'échec de l'autre se faisant en dehors de la République.

De l'autre côté, l'intégration sociale des familles issues de l'immigration se ralentit.

Les mutations du processus migratoire la rendent plus difficile. Il ne s'agit plus seulement, comme dans les années 1970, de dégager, pour un travailleur isolé et qui, tôt ou tard, rentrera dans son pays, une place dans un foyer pour s'y nourrir et y dormir. Il s'agit de permettre l'insertion durable de familles qui souhaitent pour la plupart se maintenir sur notre sol, espèrent obtenir un jour la nationalité française, et dont les enfants majeurs, nés en France, ont adopté ou adopteront, dans leur grande majorité, la nationalité française.

Or le chômage frappe massivement les chefs de ces familles, qui constituaient pour beaucoup la main-d'œuvre de secteurs fortement touchés par la crise, ainsi que les jeunes de la deuxième génération, au moment même où ceux-ci arrivent sur le marché du travail.

L'accès au logement, à l'école, à la qualification professionnelle, déjà difficile pour tous ceux dont l'emploi est précaire, s'aggrave pour eux de la montée des discriminations sociales et, malgré les textes protecteurs, des discriminations raciales. En même temps, l'attractivité des valeurs fondamentales de la vie républicaine, déjà affadie pour l'ensemble du corps social, diminue avec la montée de la xénophobie.

Dans ce contexte, il ne faut pas s'étonner qu'une partie de la population issue de l'immigration soit tentée par le refus de la cité et le refuge communautaire, à l'encontre du modèle républicain d'intégration qui, sans renier les origines de chacun, en cantonne l'exercice à la vie privée. Or si la parole d'un imam ou le port du foulard ne transgressent rien lorsqu'ils sont dictés par des préoccupations religieuses et qu'ils respectent les principes de l'organisation sociale et politique, ils peuvent devenir malsains lorsqu'ils deviennent affirmation du refus d'une société laïque où les femmes, notamment, ont conquis citoyenneté et autonomie.

Toutefois, pour exister, ces manifestations ne sont pas celles de la grande majorité des familles issues de l'immigration, qui aspirent à la reconnaissance sociale et revendiquent, si ce n'est l'étiquette de citoyen, du moins celle de résident. Le Français de souche exclu peut faire fi de la République, mais " l'immigré " ou le jeune de la seconde génération ne le peuvent pas : ils savent que leur statut juridique ne les protège pas de l'exclusion sociale mais que, sans lui, ils ne sont plus rien du tout.

C'est ainsi qu'avec les grands mouvements de défense des droits de l'homme, certains d'entre eux ont revendiqué, un temps, le droit de vote aux élections locales. Cette revendication n'exprimait pas seulement le désir d'être reconnu au plan local où les réactions de rejet, en particulier de la part des élus, sont les plus fortes, mais aussi la volonté d'être reconnu comme des acteurs à part entière de la vie sociale, et non comme des êtres sociaux passifs. De fait, ce débat opposait deux camps : d'un côté, les partisans de la citoyenneté instrumentale, soucieux de dresser des remparts au développement des exclusions locales ; de l'autre, les adversaires de la citoyenneté à deux vitesses, privilégiant l'objectif ultime du modèle républicain d'intégration : la reconnaissance pleine et entière d'une citoyenneté d'adhésion à travers la politique des naturalisations et le droit du sol.

Entre l'un et l'autre, nul n'a pour l'instant gagné : car si l'heure est bien, vis-à-vis de l'ensemble des exclus, à rattraper sur le terrain de l'intégration sociale le retard pris par la société duale, elle est, paradoxalement, sur le terrain du droit, à fragiliser la situation des étrangers.

Un peu plus de dix ans d'efforts pour remettre un peu de citoyenneté réelle là où il n'y a plus guère que des citoyens abstraits ou potentiels, Français et étrangers y étant également exclus de la vie sociale, auront pourtant redonné ses chances au modèle républicain d'intégration.

On pourra toujours se targuer, dans les salons, des impuissances de la politique de la ville ou de l'ineptie économique du RMI ; c'est à travers ces politiques qu'a été, sinon enrayé, du moins freiné, le processus de déchéance sociale de bien des familles et de bien des individus.

L'instauration du RMI, le vote de la loi Besson sur le logement des plus défavorisés, la prise en charge de la couverture maladie pour tous les jeunes, la mise en place des zones d'éducation prioritaires reposent certes sur des circuits administratifs et budgétaires complexes, ne rendent pas les guichets sociaux plus attrayants et plus rapides, ne débouchent pas forcément sur un emploi ou un logement durable, mais ils permettent, du moins, de redéployer très significativement l'action de l'administration au bénéfice de ceux dont l'exclusion de la vie sociale était synonyme, jusqu'alors, de plongée dans le no man's land. Trente années de croissance avaient en effet plus acclimaté les politiques publiques au mieux-être des classes moyennes qu'à la maîtrise des phénomènes de précarité.

De même, la politique de la ville et de développement social urbain ont permis d'entreprendre ce que l'impuissance de la redistribution fiscale, ce que l'égoïsme des fiefs locaux campés sur les pouvoirs de la décentralisation rendaient vain : mettre plus de moyens dans les ghettos en formation, ramener un peu de la fierté des centres-villes dans les banlieues, susciter l'initiative des habitants. Et ce qui fait la force de cette politique, c'est qu'à travers le production de la solidarité, l'Etat et les collectivités publiques ont retrouvé une parcelle de légitimité : non seulement vis-à-vis des défavorisés, mais vis-à-vis de l'ensemble du corps social.

C'est dans les quartiers que la République a retrouvé ses hussards noirs, sauf que ceux-ci ne sont plus seulement des instituteurs : éducateurs, chefs de projets, responsables associatifs, travailleurs sociaux, enseignants, sont autant de ponts entre les deux rives de la société duale, s'efforçant de réinsuffler un peu d'égalité des chances au profit de ceux que l'échec scolaire, le chômage, l'illettrisme, les ruptures familiales menacent de relégation durable.

C'est sur les lieux de l'exclusion qu'en revendiquant les outils d'une citoyenneté du quotidien, les jeunes redécouvrent l'intérêt de la citoyenneté formelle. Car les jeunes, blacks, blancs ou beurs, se retrouvent du même côté lorsqu'il s'agit de défendre ou de promouvoir leurs cités. C'est à travers les initiatives qu'ils prennent dans leur quartier qu'est retrouvé le chemin, si ce n'est de la réussite individuelle, du moins de l'existence et de la reconnaissance sociale : chantiers d'insertion, cafés, musique, activités sportives, fêtes de quartier ; c'est sur ce terrain modeste que se reconquiert, quelle que soit l'origine, la légitimité de citoyen.

De fait, la solidarité vis-à-vis de l'ensemble des exclus, qu'ils soient Français de souche ou non, est devenu le fondement du renouveau de la vie collective pour laquelle s'engagent aussi une partie de ceux qui réussissent. Depuis Coluche et ses " Restos du coeur ", bien des " gagnants " de la société civile, champions sportifs, chanteurs, chefs d'entreprise, dont une partie sont issus de l'immigration, défendent la cause de l'intégration. C'est aussi sur ce front qu'est apparu le concept d'entreprise citoyenne. Certaines entreprises ont pris conscience de ce que c'était moins avec le bâton des CRS qu'avec leur propre ouverture sur les conditions de vie des banlieues, que les jeunes prendraient conscience de leurs responsabilités. Et nombreuses sont celles qui s'engagent aujourd'hui dans la prévention et " investissent " dans les activités de jeunes. Les bailleurs sociaux, qui sont avec les policiers et les instituteurs les derniers représentants de la société dans les quartiers en crise, savent désormais que, contre la dégradation des cages d'escalier, le coup de pinceau ne vaut rien quand il ne s'adresse pas aussi au lien social : confier une partie des chantiers d'entretien aux demandeurs d'emploi des quartiers, implanter, au pied des tours, des espaces collectifs ou des services de proximité, permet d'instaurer, avec l'espoir de s'en sortir un peu mieux, un nouveau climat avec des habitants plus respectueux de leur cadre de vie car conscients d'être enfin reconnus non plus seulement comme des locataires impécunieux mais comme des acteurs sociaux à part entière.

Dans ces chantiers quotidiens de la citoyenneté, les jeunes issus de l'immigration jouent un rôle central. Sans doute parce qu'ils ont compris que, dans une société qui bascule, la seule planche de salut est celle de l'exemplarité dans l'engagement collectif. Ainsi la grande marche des beurs manifestait-elle d'abord le désir de reconnaissance, la volonté d'être reconnus comme citoyens à part entière d'une République qui les avait adoptés en droit mais résistait à les reconnaître en fait.

Un peu moins de dix ans après, le bilan est amer. Car c'est à l'heure où beaucoup d'entre eux ont démontré leur capacité à s'engager dans la vie collective que des lois sont votées qui, aussi précautionneuses soient-elles dans leurs principes, ont pour effet de fragiliser l'ancrage dans la République des familles issues de l'immigration.

La polémique sur le droit d'asile a eu dans l'opinion un effet immédiat : un an après avoir déclaré que la ratification des accords de Schengen ferait de la France une passoire, les ténors de l'opposition d'alors, devenue majorité, ont accepté de modifier, à l'endroit des réfugiés, la constitution pour satisfaire aux exigences sécuritaires de l'Europe.

Moins symboliques mais tout aussi néfastes, les nouvelles limitations apportées à l'attribution de la carte de résident et au regroupement familial n'auront pour effet que de radicaliser l'attitude de l'administration, déjà bien rigoureuse, et de multiplier ainsi les risques de fraude à la réglementation du séjour ou du travail. De même, la réforme de la procédure d'adhésion à la nationalité française pour les jeunes nés en France, présentée comme allant dans le sens même du modèle républicain d'intégration, n'aura-t-elle pour effet que d'encombrer les services de l'administration, que l'absence de moyens rend déjà fort peu efficaces, et donc de multiplier les risques d'arbitraire administratif à l'endroit d'un droit du sol qui s'est pourtant révélé, durant toute l'histoire de notre pays, un puissant vecteur d'intégration et de vitalité.

Sur des terrains juridiques dont la portée politique est moins nette, l'Etat, au nom de la réalité, tend à abandonner sa capacité d'intervention et d'arbitrage pourtant essentielle face aux effets pervers du clientélisme local. En cédant aux pouvoirs locaux sur la question du regroupement familial comme sur celle de l'attribution des logements sociaux, il prend de grands risques. II y a fort à parier que ces transferts de pouvoir, loin de freiner la concentration des familles défavorisées dans les quartiers en déshérence, vont au contraire l'accentuer et aviver l'occupation précaire de l'habitat ancien insalubre. Seul l'effort de redistribution entre les territoires, les contraintes imposées par l'Etat à l'élaboration des plans d'occupation des sols, les obligations en matière de construction de logements sociaux, permettent de maîtriser la formation de ghettos et d'éviter que des communes ne fassent que s'enrichir quand d'autres ne font que s'appauvrir.

Ce désengagement de l'Etat ne touchera du reste pas seulement les " immigrés " mais tout le bas de l'échelle sociale. Car la spirale de l'exclusion ne s'arrête pas au faciès. On ne se choque pas beaucoup qu'un maire refuse de voir entrer dans ses écoles des enfants en situation irrégulière ou qu'un élu refuse, lorsqu'il en maîtrise l'attribution, l'accès des étrangers aux logements sociaux de sa commune. On se choque un peu plus lorsqu'il refuse l'installation sur " son " territoire d'un hôtel social pour les sans-abri, ou l'usage de ses rues aux clochards.

Aussi l'Etat peut-il fort bien poursuivre la politique menée en faveur de la prévention de la xénophobie et continuer d'installer des " cellules départementales de lutte contre le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme ". Ces lois, adoptées à grand renfort de tapages médiatiques, donnent quitus à l'opinion de ses fantasmes et de ses réactions de rejet, et démontrent aux familles issues de l'immigration que le modèle républicain d'intégration est d'abord à préférence nationale.

L'immigration est le premier des terrains minés de la République. Tous ses adversaires ont cherché à puiser leur assise populaire dans la dénonciation des étrangers. En la livrant à une opinion malmenée par la crise, on ne fait guère pour l'amélioration de la situation quotidienne des défavorisés. Mais on nuit à la citoyenneté en caressant dans le sens du poil les réactions de rejet que possède tout individu. On atteindra sans doute moins vite les réflexes de tous ceux dont la volonté d'adhésion à la République est l'ambition de plusieurs générations et qui manifestent cette ambition par un engagement actif dans la vie de la' cité. A ceux-là, la République devra une partie de sa dignité, comme son histoire la doit déjà à tous ceux qui, venus d'Europe, d'Asie ou d'Afrique, défendirent ses couleurs contre ses ennemis.

 

(c) Kofi Yamgnane et l'Evénement européen, 1994

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