Face à cette évolution, l'Etat est nu. Acteur parmi d'autres acteurs, il subit comme eux le mouvement du monde, à ceci près qu'enserré dans des frontières, il ne dispose pas de la liberté dont usent les entreprises et les individus d'agir aux quatre coins de la planète. C'est pourquoi, faute de pouvoir modifier l'évolution des choses, il utilise le pouvoir qui lui reste à modeler la société sur ce qu'il appréhende de la marche du monde. Il construit des écoles quand il croit que le niveau scolaire est devenu facteur de compétitivité ; il allège les charges sociales lorsqu'il perçoit celles-ci comme un obstacle à l'implantation d'activités nouvelles ; il modernise les réseaux de communication quand il apparaît que cette modernisation peut accroître la prospérité des entreprises. Ainsi se fait-il progressivement, auprès de la société nationale, le porte-parole, le relais, le complice, de l'éco-société monde. Il ajuste, comme on le dit des politiques menées, dans le tiers-monde, sous l'égide de la Banque mondiale.

Sans doute cet ajustement est-il, grâce à l'Etat, moins brutal que celui qui résulterait d'un affrontement direct entre individus et société monde. L'interposition de l'Etat permet que soient instaurés des délais et des quotas, rend progressives les mutations qui, autrement, seraient immédiatement applicables, adoucit les transitions. Il demeure : tout cela n'est que temporisation car chacun sait qu'un jour ou l'autre, les règles mondiales s'imposeront à la société nationale. L'Etat arrondit les angles ; il ne modifie pas l'orientation générale du mouvement. Comment le pourrait-il, au demeurant ? Il sait n'être pas de taille à lutter contre une ronde qui emporte la planète.

Ainsi la politique, qui était art d'imaginer et de construire le monde, se mue-t-elle en art de la persuasion à usage interne. Il s'agit désormais pour elle non de bâtir, de maintenir ou de changer l'ordre des choses mais de le faire accepter, en donnant les apparences d'un choix volontaire à ce qui n'est que soumission. Nos sociétés sont devenues des théocraties au sein desquelles l'apparence du pouvoir appartient à des hommes et à des femmes qui ne prétendent être que les serviteurs, les interprètes, d'une volonté qui leur est extérieure. Ils ne décident pas, ils appliquent, essayant tout au plus de devancer les choix irrémédiables : plus que jamais, gouverner, c'est prévoir, et, avec le temps, ça n'est plus que cela.

Nous sommes entrés dans l'ère des augures. Les ministères et les grandes entreprises sont peuplées de directions de la stratégie et de la planification qui n'ont, avec le Plan d'antan, de rapport que de nom. Le Plan était l'expression d'un volontarisme agissant, bien décidé à peser sur le cours des choses ; la planification est un avatar de la prévision. Un glissement sémantique s'est opéré, qui reflète l'évolution de notre comportement face à l'avenir : le préparer, c'est désormais s'y préparer en l'acceptant comme destin. Les augures parlent, attentifs à l'évolution des courbes ; nous les écoutons et suivons leurs conseils. Qu'importe qu'ils se trompent parfois ; aucune autre parole légitime ne se dresse face à la leur.

La politique nationale se réduit peu à peu à l'état de discours. Elle se revêt de mots grandiloquents, prétend toujours incarner des choix et des programmes mais apparaît de plus en plus, en dépit de cela, pour ce qu'elle est, une pure transparence, une rhétorique habillant une réalité non maîtrisée. Car en vérité, le roi est nu et, comme dans le conte, nous en prenons progressivement conscience, manifestant une indifférence croissante à l'égard des pseudo-choix qui nous sont prétendument offerts. La rumeur grandit sous le manteau et se propage de bouche à oreille. Que nul petit enfant ne soit encore venu la clamer sur la place publique, soulageant les coeurs et déchaînant un rire libératoire, ne l'empêche pas de monter. La classe politique s'en rend compte qui, se voyant soupçonnée dans son utilité et menacée dans ses prérogatives, tente de réagir en mettant en avant les derniers pouvoirs dont elle dispose, les rares leviers dont elle demeure encore maîtresse. Oubliée pendant trente ans, la guerre est ainsi revenue au devant de l'actualité, ultime symbole de la puissance d'Etat. La guerre, parce que la provoquer ou la mener est aujourd'hui le seul privilège dont puisse se prévaloir un Etat au sein d'un monde dont l'évolution lui échappe.

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